VIII
L’avatar Amorphia avança d’un octogone l’une de ses catapultes pour la placer en face de la tour principale de la femme ; le fracas des roues pleines en bois qui grinçaient sur leurs axes également de bois et les craquements des espars et des planches attachées ensemble qui pliaient emplissaient la salle. Une curieuse odeur, qui était peut-être celle du bois, montait du cube-échiquier.
Dajeil Gelian se pencha en avant dans son fauteuil fabuleusement sculpté. D’une main elle tapotait distraitement son ventre tandis que l’autre était posée sur sa bouche. Elle suçait son doigt, les sourcils froncés sous la concentration. Amorphia et elle se trouvaient dans la grande salle de ses nouveaux quartiers à bord de l’UCG Perspective Négative, qui avait été restructurée de manière à reproduire exactement le décor de la tour où elle avait vécu durant près de quarante ans. La grande pièce, ronde, coiffée d’un dôme transparent, résonnait – entre les effets sonores produits par le cube-échiquier – du crépitement de la pluie. Les écrans environnants montraient des enregistrements des créatures que Dajeil avait étudiées et parmi lesquelles elle avait nagé durant ces quatre décennies. Tout autour, ses objets personnels et ses souvenirs étaient disposés exactement comme ils l’étaient dans la tour au bord de l’océan solitaire. Dans la grande cheminée, un feu de bûches craquetait avec exubérance.
Après avoir réfléchi quelques instants, Dajeil prit une cavalerie et la déplaça sur le cube tandis qu’on entendait un bruit de sabots au galop et que montait une odeur de sueur musquée. La cavalerie prit position à côté d’un convoi de marchandises défendu seulement par une poignée d’irréguliers.
Amorphia, tout vêtu de noir, était assis, penché en avant, sur un petit tabouret de l’autre côté du jeu, parfaitement immobile. Il avança la main pour déplacer un Invisible.
Dajeil scruta le cube, essayant de deviner ce que préparaient les récents mouvements d’Invisibles de l’avatar. Mais elle haussa les épaules. La pièce de cavalerie prit les irréguliers presque sans dommages, au son de cris et de fers croisant d’autres fers, dans une odeur de sang.
Amorphia déplaça un nouvel Invisible.
Il ne se passa rien durant quelques instants, puis on entendit un grondement presque subsonique. La tour de Dajeil s’écroula, s’enfonçant à travers l’octogone du cube dans un nuage de poussière convaincant, et le bruit des pierres qui s’entrechoquaient en faisant trembler le sol. Il y eut de nouveaux cris. Les prises les plus importantes en étaient toujours accompagnées. Une odeur de terre retournée et de poussière de roche se répandit dans l’air.
Amorphia leva vers Dajeil un regard presque coupable, en disant avec un haussement d’épaules :
— Sapeurs.
Elle fronça un sourcil.
— Hum, fit-elle en étudiant la situation qui venait de se créer.
Sans la tour, la voie était ouverte à l’adversaire en direction du cœur du royaume. Elle était mal en point.
— Vous croyez que je devrais solliciter la paix ? demanda-t-elle.
— Voulez-vous que je demande au vaisseau ?
— Je suppose que ce serait mieux, soupira-t-elle.
L’avatar baissa les yeux vers le cube. Quand il les releva, ce fut pour dire :
— Sept chances sur huit pour que ce soit moi qui l’emporte.
Elle se laissa aller en arrière dans son fauteuil.
— Vous avez gagné, alors.
Elle prit une autre tour entre ses doigts pour l’étudier de près. L’avatar avait l’air modérément satisfait de lui-même.
— Êtes-vous heureuse, ici, Dajeil ? demanda-t-il.
— Oui, merci, répondit-elle.
Elle reporta son attention sur la petite pièce de jeu. Elle ne fit rien durant un bon moment. Puis elle murmura :
— Que va-t-il se passer maintenant, Amorphia ? Vous ne pouvez pas encore me le dire ?
L’avatar la considéra un instant sans ciller.
— Nous nous dirigeons à toute allure vers la zone de conflit, dit-il d’une voix étrange, presque enfantine.
Puis il se pencha en avant pour l’inspecter de plus près.
— La zone de conflit ? répéta Dajeil en fixant le cube de jeu.
— Il y a une guerre en cours, confirma l’avatar en hochant la tête d’un air lugubre.
— Pourquoi ? Où ? Entre qui et qui ?
— La raison, c’est un objet qu’on appelle une Excession. Le lieu, c’est celui où nous nous rendons. Et les adversaires sont la Culture et l’Affront.
Il lui donna quelques détails supplémentaires. Elle ne cessait de retourner la petite tour entre ses doigts et de la regarder en plissant le front. Finalement, elle demanda :
— Cette Excession, c’est vraiment quelque chose de très important ?
L’avatar prit un air songeur. Puis il écarta les bras en haussant les épaules.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda-t-il.
Elle fronça de nouveau les sourcils. Elle ne comprenait pas.
— Vous ne trouvez pas que c’est cela qui compte le plus ? demanda-t-elle.
Amorphia secoua la tête.
— Il y a des choses qui comptent trop pour avoir vraiment de l’importance, dit-il en se levant pour s’étirer. N’oubliez pas, Dajeil, que vous êtes libre de partir quand vous voulez. Le vaisseau vous obéira.
— Pour l’instant, je reste, répliqua-t-elle en lui jetant un bref coup d’œil. Mais quand… ?
— Il y a deux jours. Tout va bien pour le moment.
Il demeura quelque temps les yeux baissés vers elle, à la regarder tandis qu’elle continuait de tourner la petite pièce entre ses doigts. Puis il hocha la tête, fit volte-face et sortit de la salle sans faire de bruit.
Elle s’aperçut à peine de son départ. Elle se pencha en avant pour placer la tour sur un octogone à l’arrière de la face du cube, dans une région qui bordait le secteur bleu censé représenter la mer, près de l’endroit où, quelques coups plus tôt, un vaisseau d’Amorphia avait fait débarquer une petite force qui avait établi une tête de pont. Jamais, dans toutes les parties qu’ils avaient jouées, elle n’avait placé une tour à cet endroit. L’échiquier interpréta son geste en faisant entendre de nouveaux hurlements, mais qui étaient cette fois les cris plaintifs et stridents d’oiseaux de mer sur fond de ressac. Une âcre odeur d’embruns emplit l’air au-dessus du cube, et elle crut qu’elle était de nouveau là-bas, avec le bruit des oiseaux marins et l’odeur de l’humidité salée qui imprégnait ses cheveux, tandis que l’enfant qu’elle portait lui donnait des coups de pied sporadiques, presque violents.
Assise les jambes croisées sur les galets de la grève, la tour derrière elle, le soleil formant une large rouge embrasée plongeant dans les eaux noires et démontées en projetant un rideau de sang sur la ligne des falaises un kilomètre à l’intérieur des terres, elle ajusta son châle sur ses épaules et se passa, tant bien que mal, la main dans les cheveux. Ils formaient des nœuds, mais elle n’essaya pas de les démêler ; elle préférait attendre le soir, où Byr se ferait un plaisir de les peigner lentement, avec une douceur langoureuse et patiente.
Les vagues venaient s’écraser sur la grève et les rochers du rivage, de chaque côté, avec de grands soupirs et des aspirations murmurantes qui évoquaient la respiration d’une vaste créature marine, un son qui s’amassait, s’approfondissait et s’interrompait un bref instant de demi-silence avant que chaque grande vague ne retombe et n’explose contre la pente éboulée de roches et de pierres grondantes, la mer repoussant, tirant et faisant rouler les gros galets brillants sous le choc sourd de l’eau qui se forçait un passage dans leurs interstices tandis que les roches glissaient, se heurtaient et se fracassaient les unes contre les autres.
Juste devant elle, à l’endroit où le platier affleurait à la surface de l’eau, les vagues étaient plus courtes et plus rapides, presque amicales, car la pleine violence de l’océan déchaîné était arrêtée à une cinquantaine de mètres au large sur un demi-cercle où se formait une ligne d’écume bouillonnante.
Elle posa les mains, paumes vers le haut, sur ses cuisses, sous la rotondité de son ventre, et ferma les yeux. Elle prit une profonde inspiration. L’ozone et les embruns lui piquaient les narines, la faisant communiquer avec l’agitation salée de la mer, lui donnant l’impression qu’elle faisait de nouveau partie de la grande coalescence fluide du changement et de la constance, imprégnant ses pensées d’une partie de tous ces soulèvements liquides, de ces vastitudes berçantes, de ces profondeurs noires et superposées, créatrices et dévoreuses d’univers.
Dans son imagination, perdue dans la semi-transe où elle était maintenant plongée, elle s’immergea en souriant dans ses propres fluides de protection et de conformation, jusqu’à l’endroit où était son bébé, en bonne santé et croissant bien, à demi endormi, d’une beauté radieuse.
Son propre corps génétiquement modifié interrogea avec douceur les processus placentaux chargés de protéger de son propre système immunitaire les chimies et l’héritage associés, mais subtilement différents, du corps de son enfant, et de gérer soigneusement et habilement les exigences égoïstement voraces du bébé imposées à ses propres ressources en sang, sucre, protéines, minéraux et énergie.
La tentation, chaque fois, était de modifier les paramètres établis, comme si, en intervenant, on apportait la preuve de sa vigilance de tous les instants ; mais elle y résistait toujours, heureuse qu’il n’y ait aucun signe d’alerte, aucun indice qu’un déséquilibre quelconque menaçât sa santé ou celle du fœtus. Elle préférait laisser la sagesse systémique du corps prévaloir sur le désir du cerveau de régenter les choses.
Déplaçant le foyer de sa méditation, elle put utiliser un autre sens incorporé qu’aucune autre créature partageant le même héritage caractéristique de la Culture n’avait jamais possédé avant elle. Il lui permit de se pencher sur son bébé à naître pour le modéliser mentalement d’après les renseignements fournis par un sous-ensemble d’organismes spécialisés évoluant dans les eaux encore intactes qui entouraient le fœtus. Elle le vit, recroquevillé dans un halo adouci de tons roses, enroulé autour de son lien ombilical avec elle, comme s’il se concentrait sur son afflux de sang, essayant d’accroître son débit ou sa composition nutritive.
Elle s’émerveilla de le voir ainsi, comme chaque fois. Elle s’émerveilla de sa tête bulbeuse à l’étrange beauté, de son intensité encore inachevée. Elle compta ses orteils et ses doigts, inspecta ses paupières serrées, sourit en voyant la petite fente protubérante qui témoignait de la sélection non programmée d’une féminité congénitale. Moitié elle, moitié quelque chose d’étrange et d’étranger. Un nouvel ensemble de matière et d’information à présenter à l’univers, et auquel l’univers allait être présenté ; différents, et possiblement partenaires égaux dans la grande juridiction de l’être, à la fois toujours changeante et toujours répétée.
Rassurée de voir que tout allait bien, elle quitta le fœtus obscurément éveillé pour le laisser poursuivre sa croissance méthodique et inconsciente. Elle revint dans le monde où elle était assise sur la plage de galets, contemplant les vagues qui se brisaient avec écume et fracas sur les blocs bousculés et grondants.
Quand elle rouvrit les yeux, Byr était là, dans l’eau jusqu’aux genoux, les vêtements mouillés, les cheveux blonds collés sur le visage en longues mèches bouclées, ses traits invisibles dans le contre-jour du soleil éblouissant. Il était en train d’ôter le masque de sa combinaison de plongée.
— Salut, dit-elle en souriant.
Inclinant la tête, Byr sortit de l’eau pour s’asseoir à côté d’elle en lui posant la main sur l’épaule.
— Ça va ?
Elle plaça sa propre main sur celle qui lui touchait l’épaule.
— Nous allons très bien, toutes les deux, répondit-elle. Et les autres ?
Byr se mit à rire, retroussant les chaussons de la combinaison pour révéler des orteils fripés d’un rose-brun.
— Sk’ilip’k’ a décidé qu’il aime l’idée de marcher sur le sol ; il prétend qu’il a honte que ses ancêtres aient quitté l’océan pour y retourner par la suite, comme si l’air était trop froid pour eux. Il voudrait que nous lui fabriquions une machine de marche. Les autres le traitent de fou, bien que pas mal d’entre eux aient envie de voler tous ensemble. Je leur ai laissé deux nouveaux écrans, et j’ai élargi quelques-uns de leurs accès aux archives sur le vol. Ils m’ont donné ça. Tiens, c’est pour toi.
Byr sortit quelque chose de la poche latérale de sa combinaison et le lui tendit.
— Merci, ils sont gentils, fit Dajeil en prenant la figurine dans la paume d’une main pour la retourner délicatement de l’autre afin de l’inspecter à la lumière rosâtre du jour déclinant.
C’était un objet magnifique, taillé dans une pierre tendre de manière à ressembler parfaitement à l’idée qu’ils se faisaient d’un humain idéal ; pieds palmés naturellement, jambes jointes jusqu’aux genoux, corps plus gras, épaules plus fines, cou plus épais, tête plus étroite et chauve. Mais cela lui ressemblait tout de même. Le visage, malgré toutes ces déformations, avait une parenté distincte avec elle. C’était sans doute l’œuvre de G’Istig’tk’t’s. Elle reconnaissait la délicatesse des lignes et l’humour dans la représentation de l’expression du visage, qui correspondait bien à la personnalité de la vieille femelle. Elle agita la figurine sous le nez de Byr.
— Tu trouves que ça me ressemble ?
— C’est vrai que tu as pris pas mal de poids ces derniers temps.
— Oh ! fit-elle en lui donnant une tape sur le bras.
Elle baissa les yeux pour regarder le ventre de Byr, sur lequel elle fit glisser lentement ses doigts.
— Chez toi aussi, ça commence à se voir enfin, dit-elle.
Byr sourit. Elle avait les joues encore couvertes de gouttelettes d’eau qui attrapaient la lumière du couchant. Elle toucha le bras de Dajeil, puis lui tapota le ventre.
— Bon, dit-elle en se levant pour lui tendre la main tout en jetant un coup d’œil à la tour. Tu viens, ou tu préfères rester communier toute la soirée avec l’océan ? Tu n’as pas oublié que nous avons des invités ?
Elle prit une inspiration pour dire quelque chose, mais se ravisa et saisit la main de Byr, qui l’aida à se relever. Elle se sentait soudain extrêmement lourde, mal à l’aise et… pesante. Une douleur sourde lui prenait tout le bas du dos.
— Allons-y, dit-elle.
Elles marchèrent côte à côte en direction de la tour solitaire.